Jacques Vigne : La psychologie spirituelle du Yoga
Congrès de Voguë 3-6-mars 15
Par Vigyânanand (Jacques Vigne)
Je suis content d’être parmi vous pour ce congrès sur Yoga et ayurvéda. En fait, je suis juste revenu de l’Inde pour ce congrès, j’étais encore il y a deux jours près de l’ashram de Ramana Maharshi à Tiruvanamalai, et il y a 15 jours avec un groupe de quarante français pour une cure de 4 ou 5 jours dans un centre du Kérala.
L’idée-force à comprendre à propos de la psychologie spirituelle du Yoga, c’est que nous pouvons changer. Si ce n’était pas le cas, non seulement le yoga, mais aussi la psychothérapie et la méditation n’auraient pas de sens. Cependant, un changement profond et stable n’est pas si facile. Ceci est dû d’après le yoga à notre tamas, notre inertie. De façon plus moderne, les neurosciences insistent depuis assez récemment sur la notion d’homéostasie cérébrale. Comme le glucose ou les minéraux dans le sang, notre humeur a tendance a toujours revenir à une valeur moyenne, correspondant à un mélange de plaisir et de souffrance, de joie et de peine. Il n’est pas facile de faire monter cette ligne de base vers le haut, c’est un défi pour les pratiquants. C’est ce que nous expliquait d’ailleurs en avril 2012 à Denver le Pr Richard Davidson, un des meilleurs spécialistes mondiaux du rapport entre cerveau, émotion et méditation, et un ami de longue date du Dalaï-lama.[i] Nous étions 700 chercheurs ou passionnés du rapport entre méditation et neuroscience à ce congrès, qui était le plus grand à l’époque à jamais avoir été tenu sur ce sujet.
A propos de l’importance du changement intérieur dans la voie du Yoga, un beau souvenir me revient à l’esprit. C’était vers 2007 à l’ashram de Swami Ramdas au Kérala. Nous le visitions avec un groupe de Français. Swami Satchidananda, le successeur de Ramdas et Krishnabaï, était déjà très âgé, il avait eu un accident vasculaire cérébral, il était sur une chaise roulante et parlait avec grande difficulté. Pourtant, il a bien vu que nous étions là et a voulu nous transmettre un message important : il a mis dix minutes à le faire, mais nous l’avons finalement reçu, et il était le suivant : ‘La vie d’ashram, et la vie spirituelle en général, est comme une école, nous devons passer régulièrement dans la classe supérieure’.
Il y a de nombreuses voies spirituelles proposées par l’Inde classique, la Bhagavad-gita et Swami Vivekananda n’hésitent pas à décrire ces méthodes diverses comme autant de Yogas. Par exemple, même si les dieux qu’on peut adorer sont différents, ou si l’un d’entre eux tend à être présenté par ses fidèles comme unique, il y a dans la dévotion un processus psychologique commun, et dans ce sens on peut parler de Bhakti-yoga. Cette fonction en quelque sorte interdisciplinaire du Yoga peut faire penser à celle de la psychologie transpersonnelle de nos jours. Elle cherche à découvrir dans diverses voies spirituelles les lois psychologiques communes pour aller au-delà de l’ego. Influencé par la non-dualité du védânta et par la dévotion, on a souvent tendance à interpréter à notre époque le terme ‘yoga’ comme ‘union’. Cependant, son sens classique est « méthode », c’est-à-dire une psychologie spirituelle consacrée au développement intérieur de l’être humain et à son lien à l’Absolu.
Dans les vedas, les sujets subtils de la vie intérieure sont abordés par des symboles « intermédiaires », paroksha. La pensée est liée aux images et représentations du monde des dieux et des esprits. L’expérience intérieure était aussi souvent conditionnée par la prise de soma, une herbe stimulante, une sorte de drogue douce. Avec le développement du Yoga, on s’est mis à parler de l’expérience intérieure de façon plus directe et immédiate, a-paroksha. Le vedântaa développé aussi cette immédiateté de l’expérience du Soi.
Nirodha, ou l’art de cesser sans cesse
On se souvient de la célèbre définition du yoga dans le second verset des Yoga-sûtras de Patanjali, citta-vritti-nirodha, l’arrêt des vagues du mental. Nous allons développer différentes facettes de ce concept central de nirodha.
– D’emblée, signalons que ce concept est déjà central dans le bouddhisme, où il est pratiquement synonyme de nirvâna. Cette « cessation » n’est pas un concept négatif, mais au contraire un moyen de libérer les potentialités de l’être humain. Les spécialistes discernent des influences de Nagarjouna chez Patanjali, peut-être même de Chandrakirti, ce qui ferait remonter les Yoga-sûtras au Ier, voir au IVe siècle de l’ère commune. La notion de nirodha pour les bouddhistes est pratiquement synonyme de nirvana. Pour eux, il ne s’agit pas d’une expérience de plus, mais justement du moment où toutes les expériences s’arrêtent. Même les sensations qui semblent remonter indéfiniment peuvent aussi s’arrêter : c’est ce qu’on appelle vedagu, « ce qu’il y au-delà des vedas, qu’on peut entendre comme vedâna, c’est-à-dire les sensations ». On peut retrouver ici un sens de vedânta : anta, la fin, le dépassement, de veda, la vision, ou vedâna, des sensations. Nirodha est une notion qui inclut non seulement la non-remontée des émotions perturbatrices, mais même la limitation des remontées de sensations. Le méditant a une conscience de plus en plus rapide, qui s’oriente de plus en plus vers la racine des sensations.
Pour les pays bouddhistes la notion de nirodha est courante ; il y a un an en Birmanie, j’étais dans une petite ville et ils chantaient des textes de l’Abhidhamma au micro au coucher du soleil. Le refrain d’un des textes était justement ce mot nirodha, qui résonnait dans les rues de la ville. Une autre fois, je me promenais à pied dans la campagne de Thaïlande, près du Do Itanon, le sommet du pays, et je suis passé devant un monastère de femmes qui s’appelait ‘nirodha-ram, le « jardin de la cessation ». Dans ce contexte, nirodha devient comme une plante utile à cultiver dans le jardin de l’esprit et du cœur.
La forme élevée du Yoga que représente nirodha consiste aussi à une attitude générale qui consiste à « ne pas faire de vagues », même à l’intérieur de soi. Le Bouddha disait aussi dans ce sens : « Celui qui n’interfère pas est à l’abri du danger ». Dans ce contexte, une école de yoga peu connue s’appelle l’asparsha yoga, il s’agit d’une méthode très méditative où l’on défait le contact du Soi avec le mental, d’où son nom qui signifie « non-contact ». Cet arrêt du contact est aussi une forme de nirodha, de cessation et un intermédiaire entre un yoga plutôt dans l’action et un védânta plutôt dans l’observation.
Une façon de pratiquer nirodha est de prendre une mudra et un mantra bien spécifique : l’attitude des doigts d’une main est en fait simple, un pouce et index parallèles comme pour mesurer quelque chose, et à chaque fois qu’une sensation ou un phénomène intérieur remonte, on dit ‘juste ça’. On s’apercevra avec la pratique que le mental se calme comme sous l’effet d’une baguette magique et d’un sortilège spécial. Ce sont les enfants ou les hystériques qui gonflent régulièrement les phénomènes intérieurs et font comme on dit d’un grain de sable une montagne. C’est une méthode – un « yoga » puisque yoga signifie méthode – qui est simple à pratiquer et qui était recommandé par un maître réputé du monachisme de la forêt thaïlandaise, Ajahn Chah. Un jour, une visiteuse française a posé à mon maître, Swami Vijayânanda, une question de fond : « Comment intensifier sa sâdhanâ, sa pratique spirituelle ? » Je me suis dit que sa réponse serait intéressante, puisqu’à l’époque il méditait déjà depuis plus de 70 ans, dont 55 ans de façon intensive en Inde. Il a simplement répondu : « Ne gaspillez pas votre énergie ». D’habitude, quand on pense à intensifier son Yoga, on planifie davantage de pratiques, de postures, de mantras, plus d’efforts, et moins de sommeil. Néanmoins, on pense beaucoup moins à questionner l’utilité de beaucoup de nos activités et comportements. Notre joie intérieure est comme l’énergie que peut produire la nature, elle n’est pas infinie. Il faut donc savoir l’économiser, et développer une sorte d’écologie interne. On peut rendre plus concrète et vivante l’éthique en la définissant comme l’ensemble des attitudes qui nous permettent de faire durer une expérience de joie intérieure quand elle survient. Si elle n’est pas là, notre milieu intérieur sera plutôt comme un seau percé, avec son niveau qui baisse malgré nos efforts pour le remplir.
L’anxiété est une façon courante de gaspiller nos réserves en pratique limitée de bonheur. Je suis régulièrement touché et triste de voir des personnes qui ont des tâches très simples à effectuer dans leur travail, mais qui les vivent comme une sorte d’enfer à cause de l’anxiété qu’ils éprouvent en les effectuant.
Une autre manière dont le Yoga est nirodha, c’est dans la capacité qu’il donne de cesser de s’associer et de s’identifier intérieurement à sa propre souffrance. Une définition du yoga qu’on peut méditer pendant longtemps se trouve dans la Bhagavad-Gita, avec un jeu de mot sur le terme yoga, qui en soi signifie « union » : yoga dukha-samyoga-viyoga sanjñâte, le yoga, c’est la désunion de l’union complète à la frustration. On se sépare de sa dukha, de ce mélange de souffrances et de plaintes qui entraîne la frustration. Sinon, celle-ci deviendra non seulement une manière d’être, mais presque une raison d’être.
Dans la méditation telle qu’elle est indiquée vers la fin de la Hathayoga Pradîpikâ, on conseille deux pratiques principales, l’écoute du son du silence et la pénétration de l’énergie dans l’axe central. Dans les deux cas, il y a un arrêt : le son du silence devient audible quand on détache l’attention de tous les autres bruits. Et l’axe central devient sensible quand on relaxe toutes les tensions du corps au point de les oublier et qu’on devient capable de focaliser l’attention sur lui.
Yoga et psychologie occidentale
Pierre Janet, qui à son époque était un psychiatre aussi connu que Freud, avait structuré sa compréhension des troubles psychiatriques autour de la perte d’élan vital. Il était aussi inspiré par le philosophe de Bergson qui avait fait de cet élan vital un élément central de sa philosophie. Le problème, à son époque, est qu’on ne disposait pas de moyens pratiques bien développés pour stimuler cette énergie vitale. Cependant, avec la venue en Occident non seulement du yoga physique et méditatif, mais aussi d’une série de techniques psychocorporelles orales, on a maintenant suffisamment de méthodes pour réveiller cette énergie vitale de façon systématique. Retrouver un bon niveau de cette énergie revient à stimuler l’immunité du système psychique. Beaucoup d’idées obsessionnelles, dépressives, mégalomaniaques et à côté de la réalité, sont comme des infections qui se développent dans notre système intérieur. L’immunité fournie par un bon niveau d’élan vital aidera à maîtriser ces « infections ».
Un autre lien profond entre le yoga physique méditatif et certaines méthodes de psychothérapie corporelle actuelle, est le retour de l’attention sur le vécu corporel immédiat. Je pense en particulier à la Gestalt qui est fondée sur ce travail et en cela a une approche méditative.
Le Vishuddha Marga, La Voie de la purification est un grand texte du bouddhisme théravâda. Il a été écrit par Buddhaghosa au IVe siècle de l’ère commune dans la grotte de Matara près de Kandy au Shri Lanka. J’ai eu la chance de visiter récemment cette vaste caverne maintenant peuplée de statues de bouddha, brillant dans la pénombre. J’étais avec un groupe de Français que je guidais en pèlerinage bouddhiste sur l’île en août 2013. Le maître de la Voie de la purification explique de façon très claire le besoin de travailler sur le rapport corps-esprit, besoin qu’un certain nombre de psychothérapies heureusement redécouvrent de nos jours: il s’agit de la méthode du Bouddha, et nous avons vu que le sens classique principal de ‘Yoga’ en sanskrit classique, est « méthode », on peut donc parler de yoga du Bouddha.
Si, après avoir fait attention aux processus corporels, on en vient à ceux du mental, et qu’ils ne sont pas clairs, le méditant ne doit pas abandonner la pratique, mais doit toujours et encore comprendre, considérer, étudier et définir simplement les processus corporels. Si les processus corporels deviennent pour lui complètement distincts, dépourvus de confusion et clairs, les processus mentaux qui ont comme objet les processus corporels s’éclairciront d’eux-mêmes. Puisque les processus mentaux s’éclairciront seulement pour celui qui a saisi avec pleine clarté les processus corporels, tout travail pour saisir ces processus mentaux doit être fait seulement en saisissant profondément les processus corporels, et pas autrement… Si l’on avance ainsi, la pratique et son succès dans la méditation grandiront, se développeront et atteindront la maturité.13
Les trois gounas
Au début, je me disais que la tentative de ramener toute la psychologie dans le cadre étroit des trois gounas : tamas, rajas et sattva était trop simpliste. Cependant, en pratique, il est utile d’avoir des schémas simples pour évaluer rapidement son état intérieur, sans se perdre dans les détails ou dans les commentaires des commentaires, à propos de ce qui se passe en soi. On raconte l’histoire de quelqu’un qui avait perdu son ami dans une vallée recouverte de forêts. Il l’appelle du fond de la vallée en criant « hé hô ! » et il entend une réponse qui vient de la direction de la falaise. Il grimpe en courant au sommet, est déçu de ne trouver personne, rappelle et entend une réponse au fond de la vallée où il court de nouveau…Histoire sans fin.
J’ai réalisé que dans un certain nombre de cas, le but de certaines explications, ou compréhensions, dans le système du yoga ou de la psychologie spirituelle de l’Inde, n’était pas de comprendre tous les détails de la vie intérieure, mais d’apaiser suffisamment le mental pour le ramener facilement à la pratique. Au fond, on ne visait pas la théorie, mais la pratique. De plus, quand on parle des gounas, il faut faire attention à ne pas les comprendre de façon moraliste. Par exemple, dans le yoga on cherche à développer le sattva, mais celui-ci peut avoir un côté sombre, qui est l’orgueil de sa propre pureté ou de ses expériences spirituelles à type de lumière. À l’inverse, le tamas, la léthargie, a un aspect positif de stabilité qui sera une grande aide pour une pratique régulière. Le rajas peut mener à la dispersion, mais il est aussi l’énergie qui peut disperser la léthargie du tamas, et à ce stade-là, il est fort nécessaire.
De manière générale, les trois gounas doivent être dépassés pour aller vers le Soi, c’est une aspiration qui donne même lieu à un nom de sannyasi. J’ai par exemple un voisin ermite dans le village de l’Himalaya près du Népal et du Tibet, où je vais régulièrement pour la méditation dans un petit ashram de l’Himalaya, où l’ermite principal s’appelle Nirgounânanda, littéralement : « félicité d’être sans les gounas » c’est-à-dire au-delà d’eux. Une qualité du Soi est d’ailleurs trigunatita, au-delà des trois gounas. De façon générale, la tradition de l’Inde cherche l’Absolu en dépassant les triades. Il y a toute une mystique du 4 ou même du trois et demi, ou du 33, ces chiffres qui évoquent le dépassement de la triade du monde. Il y a par exemple trois tours et demi de jatas, de nattes enroulées au-dessus de la tête de Shiva, ou trois tours et demi de serpents qui constituent la base du corps de Patanjali. Dans le Sri lkyantra, le point qui signifie le Soi est au-delà de toute une série de triangles, donc encore symboliquement au-delà du trois.
Nous pouvons noter une différence de taille entre les trois gounas et les trois fonctions de l’Ayurvéda, vata, pita et kapha. L’Ayurvéda définit la santé comme l’équilibre de ces trois fonctions, alors que dans l’évolution spirituelle du yoga, on cherche à aller vers le pur sattva, et ensuite même à l’abandonner pour la grande expérience du Soi sans limite.
L’évolution spirituelle correspond à une croissance progressive de la lumière en nous. Là encore, l’hindouisme exprime cela par l’au-delà d’une triade. Vishnu a eu comme première incarnation complètement humaine Vamana, le nain. Il s’est rendu à la cour de Bali, qui était à l’époque l’empereur de toute la terre, pour lui demander un bout de terrain pour pouvoir vivre. Bali lui a demandé de quelle taille il le souhaitait. Il a répondu : « autant que je peux couvrir en trois pas ! » L’empereur ainsi que toute la cour se sont mis à rire, tellement cette quantité était ridicule vue l’immensité des propriétés de Bali. Il a donc tout de suite accepté. À ce moment-là, Vishnu a pris sa forme cosmique, et en un pas a couvert toute la terre : ainsi, Bali a dû la lui céder. Du second pas il a couvert le ciel, Bali a dû aussi céder cela, et avec le troisième pas, il a placé le pied sur la tête de Bali lui-même qui a été renvoyé dans les mondes inférieurs, et c’est là qu’il a régné depuis. Simplement une fois dans l’année, à l’occasion de la fête, il revient sur terre pour lui redonner sa fécondité et c’est l’occasion d’une grande réjouissance dans le sud de l’Inde lors de la fête d’Onam. La croissance de la lumière spirituelle en nous commence par nous détacher des biens matériels, ensuite des liens plus subtils des états mentaux, et finalement de l’ego lui-même. Tant que l’ego n’est plus le maître mais le serviteur, il peut revenir de façon brève et se remet à fonctionner en apparence, quand les circonstances demandent de faire semblant d’avoir un ego. Cela amène à une action féconde. C’est le cas par exemple pour un enfant : en tant que parent ou professeur, on doit parfois faire semblant d’avoir un ego pour mettre des limites à l’enfant. Le sens général de ce récit de Vamana et de Bali, c’est que lorsque les triades du monde sont organisées de façon spirituelle, elles ne sont plus un problème et donnent même lieu, au contraire, à une fécondité supplémentaire. Quand on est réellement trigunatita, au-delà des trois gunas, on n’interfère pas avec eux, et comme le disait le Bouddha : « Celui qui n’interfère pas est partout en paix ». On a le vrai citti–nirodha, et on peut passer au stade du verset suivant dans les aphorismes de Patanjali, c’est-à-dire devenir cet observateur, ce Soi qui réside en son essence.
Psychologie de l’ouverture des canaux d’énergie.
L’ouverture des canaux d’énergie représente un stade important dans l’évolution du yoga méditatif, on en parle trop peu en Occident. Par contre, Swami Vijayânanda qui avait passé 60 ans à méditer quasi continûment en Inde, en parlait aux réunions de ‘questions-réponses’ du soir pratiquement deux fois par semaine. C’est dire qu’il attribuait une grande importance à ce processus. Le yoga méditatif tibétain développe aussi cet aspect. En pratique, on se fonde sur l’ouverture de la narine fermée. Pendant deux heures, une des deux narines est fermée ou un peu entrouverte, puis il y a une inversion des latéralités. La nuit, c’est pendant cinq ou six heures que la même narine reste fermée. On peut considérer que la narine fermée est comme un interrupteur capable d’ouvrir tous nos blocages des corps, physique et subtil.
Une hypothèse probable est qu’il existe un lien direct entre la narine fermée et le centre des obstacles, qui fonctionne en alternance avec le centre de l’espace pur. Des recherches de d’Aquili et Newberg, deux professeurs de psychiatrie, pionniers de la recherche sur la méditation au moyen de l’imagerie cérébrale, ont montré que ceux qui entraient en méditation profonde avaient une stimulation du centre de l’espace pur, et en contrepartie une inhibition du centre des obstacles. C’est le contraire de ce qui se passe dans la vie ordinaire.
On peut constater que le vieillissement correspond le plus souvent à une fermeture des canaux physiques ou symboliques : le canal digestif devient moins actif, il y a une constipation et une perte d’appétit qui s’installe, la parole devient réduite, et ce canal entre le passé et le présent que représente la mémoire se ferme aussi. A l’inverse, on peut considérer que l’ouverture des canaux représente une eau de jouvence.
L’ouverture de la narine fermée amène à une sensation complètement symétrique des deux narines, et par extension des deux latéralités du corps. Cela mène à un équilibre des deux hémisphères qui induit la méditation profonde. On a découvert cette dernière loi de façon très simple : on demandait à des gens qui savaient rentrer en méditation profonde, d’appuyer sur un bouton tandis qu’on enregistrait leur électroencéphalogramme. On a vu que la plongée dans des états plus absorbés de conscience correspondait à une synchronisation des deux hémisphères.
La grande question de la pratique spirituelle est de réussir à freiner, voire stopper le mental, nous en revenons à ce niveau de nirodha dont nous avons parlé plus haut. Swami Vijayânanda expliquait simplement que notre mental était agité parce qu’il cherchait constamment quelque chose qu’il n’avait pas : sa moitié féminine cherche la contrepartie masculine, et vice versa. On peut lui donner l’expérience utile de la complémentarité et du mariage intérieur par la rencontre des deux canaux : Ida féminin à gauche et pingala masculin à droite. Quand cette union des deux canaux devient stable, le mental perd sa fébrilité et s’enracine dans un repos heureux. N’est-ce pas un beau résultat ?
Swami Vijayânanda faisait remarquer que la véritable difficulté n’était pas au fond d’éveiller l’énergie : n’importe quelle pratique, même très simple, comme la salutation au soleil ou le mantra, si effectuée de façon soutenue, nous donnera beaucoup d’énergie à revendre. Le véritable problème et de savoir qu’en faire une fois qu’elle est éveillée : si elle s’engouffre par les canaux de décharge habituelle que sont les émotions perturbatrices (la colère, le désir intense et l’anxiété) elle ne fera pas progresser spirituellement, mais plutôt régresser. Il y a donc à la fois un discernement et un entraînement à développer pour diriger cette énergie dans le bon sens.
Les récits de Shiva et la psychologie du yoga
Je reviens justement du sud de l’Inde, où j’ai guidé un groupe de français dans la visite des grands temples hindous de la région, et dans la rencontre avec des Swamis et yogis. Certaines représentations de Shiva, le dieu du Yoga, reviennent régulièrement dans les temples, petits ou grands, et ont un sens yoguique qui nous donne des indications pour la méditation. Nous allons en voir plusieurs exemples, chaque représentation correspondant à une leçon de psychologie spirituelle et de gestion des courants de sensations durant la pratique.
– Commençons par Shiva à la gorge bleue, un nom qui se dit en sanskrit Nîlkanth, kanth signifiant gorge et nîl signifiant bleu. L’histoire est la suivante : lors du barattage de la mer de lait à la création du monde, plein de choses agréables sont ressorties et Vishnu s’en est emparé avidement. Cependant, à un moment, c’est du poison qui est remonté à la surface, Brahma et Vishnu ont vu qu’ils ne pourraient pas le digérer et se sont enfuis, seul Shiva l’a bu et a eu comme tout effet secondaire une coloration bleue qui lui est venue à la gorge. L’histoire en elle-même paraît un peu abracadabrante. Cependant, on peut en donner une interprétation simple et claire : le barattage de la mer de lait correspond à l’exploration de son monde intérieur grâce à la méditation. Au début, on a des expériences agréables et on a tendance à s’y attacher avec avidité. Par contre, quand des souvenirs ou des sentiments négatifs remontent, on a tendance à s’enfuir. Grâce à la force du yoga et de la focalisation, on peut devenir comme Shiva et ne pas avoir d’angoisse, de serrements de gorge en face de ces remontées désagréables. Au contraire, on se relaxe, on desserre la gorge et on la dilate à la dimension de l’espace infini, que ce soit celui du ciel de l’océan, tous deux étant de couleur bleue. On va donc dans une direction exactement opposée à l’anxiété et à l’angoisse qui resserrent, d’où l’efficacité de l’image.
– La capitale du sud du Tamil-nadou est Maduraï, la « ville de la douceur », madhou. Elle est centrée sur un temple à Mînakshî, littéralement « la déesse aux yeux de poissons ». Les poissons ne ferment jamais les yeux pour dormir, ils sont donc des symboles de l’éveil spirituel stable et de la compassion toujours active. On raconte que quand Mînakshî, la première fille du roi de Maduraï est née, on s’est aperçu avec frayeur qu’elle avait trois seins. On a demandé à un sage son avis, il a prédit que la princesse perdrait son troisième sein quand elle rencontrerait le mari qui lui était destiné, qui lui, avait trois yeux. C’est donc ce qui s’est passé quand elle a rencontré Shiva. Il y a un sens de psychologie spirituelle assez clair dans ce récit fondateur : le troisième sein représente l’activation hormonale intense caractéristique de la jeunesse. Quand la force vitale est canalisée par le yoga et se transforme en conscience, alors a lieu le mariage intérieur. On peut considérer que la montée de niveau a donné le troisième œil. L’attention qui pouvait se disperser dans toutes sortes d’objets, y compris ceux négatifs, se focalise maintenant vers ce qui est bon, et « bon » se dit en sanskrit shiva…
– Tripurântaka : un jour, Brahma, Vishnou et Shiva étaient sur un char et ont été attaqués par trois villes volantes, l’une de bois, l’autre de fer et la troisième de cuivre. N’ayant jamais vu cela, les deux premiers dieux ce sont enfuis, et seul Shiva est resté. Il s’est appuyé sur un tronc d’arbre vertical coupé à la hauteur de son coude, et il a souri. Ceci a suffi à faire s’effondrer les trois villes volantes, et le monde a été sauvé. Ces trois villes représentent les triades que nous devons dépasser et dont nous avons déjà parlé : cela peut déjà commencer par les trois niveaux de l’ensemble : tronc-tête, abdomen, thorax et crâne, mais aussi concerner les trois états de conscience : éveil habituel, sommeil avec rêves et sommeil profond ou les trois gounas. Les perturbations dans ces triades nous stressent et donc tendent notre visage. Quand on sait les guérir par le sourire, à ce moment-là leur pouvoir de « villes volantes » qui piquent sur nous pour nous détruire se désagrège, elles n’ont plus d’emprise sur notre corps subtil et on les dépasse. C’est le méditant lui-même qui devient réellement tripûrântaka, celui qui met fin, antaka comme end en anglais, aux « trois villes », tripura.
Venons-en maintenant au symbolisme de Tripurasundarî : on peut la considérer comme l’épouse de Shiva tripurântaka. Son yantra est fait de triangle qui s’imbriquent les uns dans les autres en devenant de plus en plus petits, jusqu’à arriver au point central qui représente le Soi. Il exprime donc de façon très claire le dépassement de toutes les triades par l’expérience de l’unité du Soi et de sa beauté, sundarî.
– L’épisode de Markandeya correspond à une des représentations de Shiva les plus populaires dans le sud de l’Inde. Elle est reprise sur les gopurams (les tours d’entrée dans les temples tamouls) et les sculptures détaillées à l’intérieur des nombreuses salles de ceux-ci. Les hindous aiment tellement cette histoire qu’ils lui ont consacré un Pourana entier, le Markandeya Pourana qui fait partie de la série des 18 textes classiques du même nom. Markandeya avait reçu de l’astrologue qui avait analysé son thème de naissance, la prédiction d’une mort à l’âge de 16 ans. Effectivement, quand il a atteint cet âge, il s’est recueilli un jour dans un temple de Shiva isolé dans la forêt et Yama, le dieu de la mort, a ouvert la porte pour s’emparer de lui. Paniqué, il a enlacé le Shivalingam. À ce moment-là, la voix de Shiva est sortie de la pierre noire en intimant à Yama de s’en aller, car Markandeya était son protégé. Le Dieu de la mort n’avait pas l’habitude d’être contredit, et il a continué à s’approcher de l’adolescent. À ce moment-là, Shiva est sorti sous forme physique de son lingam, et a mis dehors Yama manu militari. Pour récompenser son fidèle de sa dévotion, il lui a accordé le pouvoir de vivre éternellement dans son corps physique à cet âge de 16 ans, c’est-à-dire de devenir l’un des rares chiranjivis de la tradition indienne, ceux qui vivent, jivi, pour toujours, chiran.. Le 16 est le chiffre de la plénitude. Ainsi, notre jeune Markandeya a échappé à la malédiction de la mort, lui qui était pourtant « celui qui était destiné », kandeya, « à la mort », mar. Du point de vue yoguique, enlacer le Shivalingamrevient à faire graviter sa conscience autour de l’axe central pour y faire pénétrer l’énergie. Une fois que ce processus est stabilisé, on échappe au temps qui, comme le balancier des grandes horloges anciennes, existe grâce à une oscillation entre la droite et la gauche. Quand le balancier s’immobilise à la verticale, c’est comme si le temps s’arrêtait. La conscience se stabilise alors dans sa plénitude, d’où l’utilisation du chiffre 16.
– Pour finir, racontons le récit fondateur de la ville de Kanchipuram. Il contient de nombreux niveaux d’enseignement de psychologie spirituelle et de méditation. Parvati était amoureuse de Shiva, et priait pour qu’il descende de l’Himalaya et vienne prendre sa fonction de roi à Kanchipuram, une ville à 80 km au sud-ouest de Chennai. Elle avait construit un lingam de sable sur les bords de la rivière vagi qui traverse la ville. Une crue soudaine est venue, mais Parvati a continué à avoir foi, elle a protégé le lingam de Shiva sous son sari du côté droit de son corps et a imploré Shiva d’épargner la ville. Ravi par sa dévotion quelque peu naïve, Shiva a exaucé son vœu et a donné la grâce à la ville de Kanchipouram de ne jamais être dévastée par les inondations.
Comme souvent, la rivière représente l’axe central, et la ville le corps subtil dans son ensemble. Cette rivière est le lieu à la fois de la montée de la voix, vag, et des mouvements d’énergie, veg. En cas de survenue des émotions perturbatrices, il se produit une inondation d’énergie qui peut mettre en danger la sécurité de la ville. La colère avec les paroles méchantes qui se précipitent impétueusement à l’extérieur et les émotions qui littéralement « nous prennent la tête » sont des signes de ce débordement. Pour stabiliser tout cela, la dévotion à Shiva, qui inclut la pratique du yoga, aide considérablement. En particulier, si on peut se concentrer en prenant comme siège de la conscience supérieure le cœur subtil à droite, c’est-à-dire mettre le shivalingam sous le sari du côté droit du corps, on stabilisera l’anxiété, le stress et à travers eux les autres émotions perturbatrices. On recevra la grâce selon laquelle cette ville d’or, Kanchi-puram, qu’est notre corps subtil, ne soit plus jamais être inondé par elles.
Conclusion
Nous vivons à une époque passionnante où le rapport de l’homme occidental à l’Absolu et à sa vie intérieure est en train de changer en profondeur. Je raconte souvent à ce propos une anecdote que je tiens d’Evelyne Grieder. Elle a vécu en ashram en Inde, enseigne le yoga depuis des dizaines d’années, y compris dans les formations de professeurs en Fédération, et a décidé vers cinquante ans de finir des études d’anthropologie par un doctorat. Elle a pris comme sujet Le yoga en France. Elle m’a donc raconté l’anecdote suivante : un vieux prêtre qui desservait de nombreuses paroisses de campagne savait qu’il devait partir en retraite et ne serait pas remplacé. Il a donc fait venir l’enseignante de yoga du village, car évidemment il y en avait une, et lui a demandé la chose suivante : « Ne voudriez-vous pas vous occuper de l’enseignement du catéchisme ? En effet, vous, au moins, vous êtes spirituelle ! ». Ce récit est à mon avis symbolique d’une transformation profonde de notre système de croyances : on s’éloigne d’une religion centralisée et politisée, héritée de la structure de l’empire romain, dominée par une hiérarchie masculine, pour en venir à des pratiques de type yoga qui sont féminisées, décentralisées, et non politisées. Quelque part, il s’agit d’une simplification profonde. On pourra certes regretter la perte d’une cohérence sociale facile, mais on peut cependant observer que la décentralisation d’enseignement ne vient pas à l’encontre d’une cohérence sociale souple.
Un autre signe de cette évolution de la société m’est apparu à la fin de cette longue tournée que je viens de faire en Occident. Depuis 30 ans j’ai encouragé, dans mes conférences et séminaires, le développement de la méditation en psychologie et en psychothérapie, mais je n’avais guère de retour de mes collègues psychiatres, encore moins des professeurs de psychiatrie. Or, tout récemment, j’ai été amené à en rencontrer deux, l’un au CHU de Caen, Pascal Delamillère, et l’autre à Marseille, David de Fonseca. Il succède au Pr Rufo à la tête de l’espace pour les adolescents de l’hôpital Salvatore de Marseille. Les deux commencent à organiser des études scientifiques sur la méditation ou des pratiques connexes qui seront publiées dans les journaux professionnels de psychiatrie. Ils aperçoivent par exemple que celle-ci a une grande efficacité dans la maladie bipolaire, alors qu’auparavant on ne l’employait que dans les cas de dépression anxieuse. Dans ce sens nous pouvons aussi faire remarquer que les thérapies cognitives et comportementales ont particulièrement travaillé à l’intégration de la méditation dans la « boîte à outil » des thérapies. Pour ceux qui ont l’esprit ouvert cela complète, mais ne dénie pas, la capacité traditionnelle de la méditation pour se relier à l’Absolu
Pour élargir le débat, nous pouvons nous demander quelle est la part, dans l’évolution intérieure, de l’action dirigée vers le dedans, comme on le fait dans les exercices de yoga par rapport au lâcher prise recommandé, par exemple, dans le védânta. J’aurais tendance à rappeler en guise de réponse une phrase toute simple de Swami Vijayânanda : « C’est vrai qu’il n’y a rien à faire, mais il y a beaucoup à défaire ! »
Jacques Vigne
Voguë, Pâques 2015
Pour aller plus loin :
De David Frawley
– Yoga et Ayurveda
– Vedic Yoga Motila Banarsidas, Delhi.
De Jacques Vigne :
– Le mariage intérieur (Albin Michel, 2001, en réédition aux Editons du Relié)
– Ouvrir nos canaux d’énergie par la méditation Le Relié, 2013
D’Henepola Gunaratna, sur l’arrêt du mental dans la méditation théravada, aux éditions Marabout :
– Méditer au quotidien
– Initiation à la méditation profonde