Jacques Vigne : La méditation
La méditation,
Pierre d’angle d’une vraie spiritualité laïque
Par Jacques Vigne1
Chaque voie religieuse a développé ses formes de méditation, mais ce qui émerge actuellement est la notion de méditation laïque. Celle-ci permet d’intégrer les valeurs de la spiritualité laïque en profondeur, et de les appliquer dans la vie quotidienne, c’est-à-dire d’avoir une vraie spiritualité, enracinée dans le vécu et l’action. La méditation laïque va aussi plus loin que la thérapie. Celle-ci a sa fonction, et des formes simples de méditation peuvent être très utiles pour la rendre plus active et plus efficace. Cependant, la vie n’est pas qu’une longue thérapie, et de même qu’on peut aller de l’anormal au normal, de même on peut développer des formes supérieures de normalité. Ce « grand œuvre » n’est pas réservé à une religion ou à une autre, il est ouvert à tout être humain. Les conservateurs religieux ont le défaut de marcher vers l’avenir en quelque sorte à reculons. Ils regardent toujours le passé, et considèrent comme une évidence, comme un postulat jamais remis en question qu’on ne fera jamais mieux qu’avant, et jamais autrement. Heureusement, de nombreuses autres personnes sont capables de penser l’avenir, sans idolâtrie du passé. Même s’il est important de savoir s’appuyer sur les fondations de sagesse du passé, nous avons aussi beaucoup à adapter et à construire des formes nouvelles.
De plus, les religions ne transportent pas simplement des bonnes choses, elles ont aussi des déviations et des maladies. Comme dans beaucoup trop d’autres domaines, la politique, la finance, le sport, la cause principale de ces maladies est la corruption des individus. Pour ceux qui veulent s’extraire de tout cela, le retour à soi est indispensable, et la méditation est une aide précieuse dans ce sens, en tant donc que thérapie des maladies, entre autres religieuses.
Où en sommes-nous ?
Même si nous sommes sortis des totalitarismes fascistes et communistes du XXe siècle, les sociétés modernes ne sont pas idéales pour autant. L’être humain reste très conditionné, quand ce n’est pas manipulé. Il ne s’agit pas de tomber dans le conspirationnisme, où il y aurait un grand chef secret dans un bunker enterré quelque part aux États-Unis qui déciderait de la marche du monde. Non, il s’agit plus simplement d’une machinerie globale emportée par son propre élan, affolée et qui ne sait guère où elle va. Pour s’y retrouver dans tout ce fouillis de tendances contradictoires, d’informations emmêlées, le retour à soi devient encore plus important. Quelque part, les membres d’une culture traditionnelle avaient une vie simple, il y avait une religion à suivre et un ordre social auquel se plier, le seul choix qu’on avait était, en pratique, de bien ou mal les suivre. Maintenant, le doute, l’ambivalence, la contradiction par rapport à ce qu’on doit penser ou faire sont augmentés. Le mot même « doute » est de la racine de « deux », et donc
1 Psychiatre formé à Paris, spécialiste de l’Inde où il vit principalement depuis 27 ans.
signifie quelque chose comme « dualité à l’intérieur ». C’est le reflet de la dualité générale du monde. En allemand, on parle de Zweifel, zwei signifiant comme on sait « deux ». Si ce doute devient omniprésent, il a un effet paralysant, et en on arrive au Verzweifel, c’est-à-dire au désespoir. L’embrouillamini des pensées et des émotions mène à l’effondrement intérieur. La méditation est un remède à ce trouble, en ce sens qu’elle nous relie à notre vraie soi par derrière, ou par dessous les facettes innombrables et éphémères de notre petit moi. Dès le début, l’harmonisation procurée par la méditation est un travail de non-dualité, c’est-à-dire visant à combiner les paires d’opposés. Pour en revenir aux étymologies, « combiner » veut dire mettre le deux (bin-) ensemble, ça revient donc à l’intuition fondamentale de la non dualité. On sort de la psychorigidité des pôles qui s’opposent et s’entre-déchirent. On retravaille son matériau de base pour en faire une terre fertile, de même que travailler la terre une seconde fois se dit aussi « biner »…
Certes, malgré les problèmes de la modernité, il y a aussi des raisons pour un optimisme mesuré. Le Dalaï-lama en parle dans la conclusion de son dernier livre de 2011 Beyond religion – An Ethics for the Whole Worldi. Après avoir écrit un livre deux ans auparavant, Towards a True Kinship of Faith où il explique que toutes les religions sont sœurs et qu’elles ont toutes la même base d’amélioration de l’être humain en développant ses capacités d’altruismeii, il a écrit ce livre Au-delà de la religion-une éthique pour le monde entier pour montrer qu’il y a une base commune, d’éthique et de pratique, à l’humanité qui ne contredit pas les religions, mais peut aussi s’en passer. J’étais présent à l’initiation du Kâlachakra à Bodhgaya en janvier 2012. Les organisateurs ont demandé à Sa Sainteté de faire un discours à la fin des dix jours sur un sujet qui n’était pas l’initiation elle-même, et il a choisi ce livre, auquel il attache une grande importance. En effet, la globalisation fait que nous sommes de plus en plus en contact entre personnes de différentes religions et aussi avec cette partie maintenant pratiquement majoritaire de l’humanité qui se passe aussi bien de religion. Il faut donc apprendre à vivre ensemble, et pour ce faire, savoir clairement quelle est la base commune d’éthique que nous avons.
Nous disions donc qu’il y avait des raisons d’optimisme mesuré dans la situation actuelle : le Dalaï-lama lui-même en parle dans la conclusion de son livre, il met en avant un dégoût global de la guerre à la suite des carnages du XXe siècle : on a compris que celle-ci n’était pas la solution, même si on ne peut empêcher certains conflits locaux de se déclencher. La conscience collective se concrétise sous forme de nombreuses associations et rencontres globales, en particulier par rapport à l’environnement et à un sentiment de plus en plus prégnant d’interdépendance. Un beau côté des médias, c’est qu’elles permettent de mettre en avant des personnalités exceptionnelles qui peuvent servir de modèle et d’inspiration pour leurs congénères. Gandhi et Martin Luther King par exemple, continuent à inspirer bien au-delà de leur mort. Même si tout être humain tué à la guerre est un de trop, proportionnellement, leur nombre diminue. (On pourra voir à ce sujet l’ouvrage de Steven Pinker The Better Angels Of our Nature – Why Violence Has Declined). Un dernier facteur d’optimisme mesuré consiste dans les possibilités d’éducation. Les changements de société commencent par les individus, ceux-ci donc méritent d’être éduqués du mieux possible. La méditation laïque deviendra probablement, un jour ou l’autre, partie intégrante de ce programme éducatif, souhaitons plutôt tôt que tard.
L’importance d’une méditation laïque
Les gouvernements font des investissements considérables non seulement dans le domaine extérieur, matériel, mais aussi pour la formation intellectuelle à travers l’éducation et pour la santé du corps et de l’esprit à travers la médecine et la psychiatrie. Cependant, il y a peu
d’investissements pour apprendre aux gens à se débrouiller avec leur monde intérieur, disons donc, pour faire bref, dans le domaine de la psychologie préventive ou de la spiritualité pratique. Ce manque est apparu clairement à l’un des plus jeunes congressistes américains, Tim Brian, qui a écrit récemment à ce sujet un livre A Mindful Nation. Dans la première partie, il décrit la série maintenant importante d’études scientifiques pour montrer que des formes de méditations simples, comme par exemple la pleine conscience, sont efficaces pour la santé du corps et de l’esprit : dans cette pratique, on balaye les sensations du corps avec vigilance et on combine ce travail fait en état de relaxation avec quelques postures de hatha-yoga. Brian prend donc acte de cette efficacité au-delà de toutes formes religieuses, et demande en conséquence au gouvernement de s’engager pour créer des centres de méditation dans chaque ville, qu’elle soit de grande ou de moyenne importance. J’ai entendu son discours à la fin du congrès sur ‘Méditation et sciences’ à Denver en avril 2012, nous étions 700 chercheurs et passionnés de méditation à nous être réunis. Il était convaincant, il ne lui reste plus maintenant qu’à être écouté. Quand il a commencé à proposer que le gouvernement se mette à répandre des pratiques de méditation laïques dans la population, certaines personnes qui lui voulaient du bien lui ont demandé d’abandonner ce sujet, car cela risquait de nuire à sa réélection. En fait, il a été réélu, il semble donc que ces thèmes apparaissent comme de plus en plus sensés à une majorité du public. Par ailleurs, il est raisonnable d’avoir envie de développer chez soi toutes ces qualités que nous apprécions chez les autres. A ce moment-là, nous serons nous-mêmes heureux, et les autres seront heureux en notre compagnie. En pratique, pour développer les émotions positives et réduire celles qui sont perturbatrices, la méditation est l’instrument de choix.
Réfléchissons maintenant à ce que signifie la vraie laïcité. Il faut déjà commencer par éliminer la laïcité totalitaire du XXe siècle, en particulier le communisme qui a fait un nombre de morts considérable. Même si le chiffre de gens tués directement par Staline et Mao Tsé Toung n’est dans chaque cas « que » d’environ 30 millions, si on calcule les dégâts qu’ils ont commis par le déficit démographique, c’est-à-dire le nombre de gens qui auraient dû naître ou être là selon la courbe de croissance normale d’un pays en paix, on obtient les chiffres considérables de 90 millions de déficits, de gens manquant du fait de Staline et de 160 millions du fait de Mao Tsé Toung. Pourtant, le centre de leur pensée totalitaire était la laïcité, qu’ils comprenaient comme le fait de détruire la religion pour en libérer l’humanité. Pour comprendre en une formule simple où est le problème de fond, disons simplement qu’il se trouve du côté du totalitarisme, qu’il soit laïc ou religieux. Dans ce sens, une vraie laïcité n’est pas contre la religion, mais elle les met toutes sur un pied d’égalité, et permet d’inclure aussi tous ceux qui n’ont pas de religion. Elle se fonde sur deux principes fondamentaux, notre humanité commune et notre interdépendance.
Une distinction qui va dans le sens de la spiritualité laïque consiste à bien séparer les croyances religieuses indémontrables, qui peuvent facilement virer à la superstition, et les valeurs de la vie intérieure. Ces dernières sont importantes pour tous. Le Dalaï-lama prend une image à ce sujet, en disant que nous pouvons vivre sans thé, mais personne ne peut vivre sans eau. De même, nous pouvons vivre sans croyances religieuses, mais personne ne peut vivre sans le sens de l’altruisme. La science valide maintenant de plus en plus l’intérêt de ces valeurs de base, par exemple la mise à distance vis-à-vis de ses émotions perturbatrices, comme la colère ou la haine, et l’intérêt de développer l’empathie et l’altruisme. Cette validation, même si elle peut sembler artificielle et inutile à ceux qui sont convaincus de ces valeurs, est d’un grand intérêt. Elle permet de proposer des méditations simples aux médecins pour qu’ils les prescrivent, comme ils le font déjà pour des médicaments ou de la psychothérapie. La manière de promouvoir un nouveau médicament, c’est d’envoyer des visiteurs médicaux qui rencontrent les prescripteurs
et leur mettent sous les yeux un dossier simplifié qui montre comment et pourquoi le médicament marche. S’ils sont convaincus, ils le prescrivent. La méditation est aussi une forme de médicament, il est donc important de convaincre les prescripteurs pour qu’ils y aient recours et qu’ils puissent la conseiller. Cela déborde du domaine de la médecine, de la psychologie ainsi que de la psychiatrie, et inclut aussi le domaine de l’éducation.
Un souvenir me revient à propos de l’utilité d’avoir un dossier scientifique pour présenter la méditation. Il s’agissait d’un enseignant de pleine conscience, qui avait eu auparavant des hautes fonctions dans un syndicat du patronat. Vivant en Bretagne, il s’était dit que ce type de méditation simple et laïque pourrait être fort utile aux fonctionnaires de la préfecture de Rennes. Il a donc demandé rendez-vous au préfet, qui a priori n’était pas du tout pour la méditation, mais quand il a pris connaissance du dossier de recherche scientifique sur le sujet, en tant que personne ouverte et intelligente, il a accepté de voir que cela fonctionnait et a organisé une conférence pour tous ses employés à la Préfecture afin qu’ils soient informés correctement de cette possibilité de pratique pour réduire le stress, etc.
Certes, il est utile d’avoir des études scientifiques pour montrer que les émotions positives nous aident et que les émotions destructrices nous desservent, mais il faut bien sûr faire travailler sa réflexion personnelle et son bon sens pour en être convaincu en profondeur. Nous ne devons pas toujours dépendre des spécialistes, nous sommes au fond le meilleur spécialiste de nous- mêmes. Il est raisonnable et logique de chercher à développer chez soi ce qu’on aime chez les autres. Pour cela, nous devons apprendre à lire nos émotions en revenant à notre corps, à identifier les tensions où elles sont, et à analyser aussi les chaînes de réactions psychologiques qui mènent à l’explosion émotionnelle. Il est important de comprendre que les objets qui déclenchent une émotion perturbatrice ne sont, en fait, que des miroirs extérieurs qui nous renvoient à nous-mêmes. On se souviendra de la comparaison célèbre de Shantidéva : plutôt que de se mettre en colère contre le monde parce qu’on se blesse à des épines en marchant pieds nus, mettons des chaussures ! On ne peut changer le monde, mais on peut apprendre à s’en protéger.
Le Dalaï-lama observe avec un certain humour : « Le résultat de tous ces problèmes, c’est que tout le monde se plaint. Mais moi, je me plains de temps en temps ! iii La méditation est un instrument de choix pour développer le contentement qui est l’exact antidote de la plainte. C’est le vaccin qui a le pouvoir de lutter contre cette épidémie, qui touche tout particulièrement la société française actuelle.
J’ai travaillé comme psychiatre pendant plusieurs années dans des hôpitaux et centres d’hygiène mentale en banlieue parisienne, et je peux témoigner que malgré les investissements importants en santé mentale, nous restons assez démunis en ce qui concerne la prévention. Les professionnels de santé à ce propos se rabattent sur des banalités du type : « Il faudrait que les parents aiment davantage leurs enfants, à ce moment-là ils se développeraient bien et il n’y aurait plus de pathologie mentale ! » Même cette banalité pose deux problèmes : primo, comment être un parent parfait, et secundo : si les enfants sont trop chouchoutés, ils deviendront des enfants gâtés qui risqueront de se comporter comme des petits démons quand ils grandiront. Nous devons donc aller plus profond, et développer des méthodes de prévention de la maladie mentale, et pour cela, la popularisation de méthodes simples, relativement universelles et laïques de méditation, représente une voie royale.
Les bases de la méditation
Il s’agit d’éduquer le cœur par l’entraînement de l’esprit. Dans le bouddhisme tibétain, on parle du lojong, c’est-à-dire l’entraînement de l’esprit, dans ce sens qu’on cherche à changer son
attitude d’esprit vis-à-vis de la réalité. Le Dalaï-lama, dans son livre, essaie de faire une traduction laïque de cet entraînement méditatif hérité de la tradition ancestrale du Tibet et qu’il pratique lui-même quotidiennement. Il insiste sur le fait qu’il ne souhaite pas convertir les gens au bouddhisme, mais extraire des pratiques efficaces de sa tradition pour les rendre utiles dans un contexte global.
Quand on parle de pleine conscience, on peut en distinguer différents niveaux : les Tibétains parlent déjà de drenpa, c’est-à-dire la recollection, la mémoire de ses valeurs de base. Cela peut être le fait de revenir de façon vécue et expérimentée à de grandes questions comme le « Qui suis-je » de Ramana Maharshi, où la question qu’Ajahn Chah demandait de se poser trois fois par jour, comme on prend un médicament, « pourquoi suis-je né ? ». De manière plus habituelle, il s’agit de se souvenir souvent, au sein de la dispersion de la vie quotidienne, de ses propres valeurs fondamentales, de celles qui nous tiennent vraiment à cœur, et d’agir en conséquence.
Après drenpa, le souvenir, vient sheshin, la vigilance d’instant en instant par rapport à ces réactions émotionnelles, l’observation de son propre comportement à partir de l’extérieur. On pourrait appeler cette capacité de se dédoubler la secondarité. À ces instruments de base viennent s’ajouter la sympathie, l’empathie joyeuse, d’après un maître tibétain il s’agit « du moyen le moins coûteux pour développer les vertus ».
La motivation fondamentale pour pratiquer la méditation, qu’elle soit laïque ou religieuse, est la conviction que nous pouvons changer. Grâce aux recherches modernes, cette conviction est de moins en moins un article de foi et de plus en plus une donnée scientifique. On parle maintenant, on le sait, de neuroplasticité. Par exemple, Ernest Rossi, un grand spécialiste du rapport corps- esprit, a fait une recherche au principe assez simple : chez un petit nombre de patients qui pratiquaient avec lui l’hypnose ericksonienne, qui fait intervenir un état de relaxation profonde proche de la méditation, il a mesuré la manifestation des gènes avant la séance, une heure après, et 24 heures après. Une heure après, il y avait 15 gènes de plus qu’avant la séance qui se manifestaient, et le lendemain 75. Cette manifestation des gènes est fondamentale, car elle permet de développer l’ARN, messager qui mettra en route la production de protéines, qui elles- mêmes permettront la fabrication de nouveaux dendrites, de nouvelles synapses, et même de nouveaux neurones. Nous sommes donc au cœur même de la neuroplasticité. Remarquons donc que tout ce mécanisme peut être mis en branle par des pratiques de visualisations et de suggestions positives, de relaxation profonde, donc d’une façon ou d’une autre de méditation.
Certes, les individus n’ont pas la même base, notre cerveau fonctionne différemment. Par exemple, Richard Davidson a découvert un centre des émotions positives dans le cortex préfrontal gauche. Il a mesuré son activité électrique de façon tout à fait objective, et en le faisant sur un grand nombre de sujets, il s’est aperçu qu’il y avait des variations de 1 à 3000 dans cette activité. Quelque part donc la personne la plus heureuse de son échantillon d’individus était 3000 fois plus heureuse que la personne la plus malheureuse… Grâce à ces recherches, cette notion de possibilité de changement intérieur mûrit, sort de l’enfance, elle a de moins en moins besoin de foi en Dieu ou dans le Bouddha pour être recherchée en tant que telle et directement. Certaines personnes pourront le regretter, mais il s’agit d’une évolution de fond de l’humanité à long terme, et elle ne reviendra sans doute pas en arrière.
Nécessité d’un travail sur les émotions
La distinction entre émotions positives et négatives est un peu simpliste, et mérite d’être bien précisée. En effet, la peur d’un camion qui arrive sur la route au moment où nous voulons traverser peut être dérangeante, mais elle est salvatrice. De même, l’émotion amoureuse, si elle
est concentrée sur un objet qui n’est pas juste, peut mener à bien des complications. Où est le positif, où est le négatif dans tout ce fouillis ? Le mieux est de revenir à une distinction simple qui est posée dans les Oupanishads et la Bhagavâd Gîta, celle entre le preya et le shreya. Le preya, « ce qui est agréable » est ce qui paraît bon à court terme, mais s’avère douloureux à long terme, alors que le shreya, « ce qui est meilleur » fonctionne à l’inverse.
Pour clarifier, on peut distinguer quatre groupes d’émotions, le premier est celui de l’attraction, de l’attachement, des émotions qui peuvent être positives dans un contexte juste, mais qui peuvent souvent mener à des complications. Le second groupe comprend la haine, la méchanceté, des émotions qui sont toujours négatives, mais inclut aussi la colère, qui peut être de temps à autre positive. Le troisième est celui de l’orgueil et de l’arrogance, là encore des émotions ambivalentes car l’aspect positif de l’orgueil est la fierté et l’estime de soi. Le quatrième groupe contient la peur et l’anxiété, qui peuvent aussi avoir leur utilité. Ainsi, nous nous apercevons que beaucoup d’émotions, dites perturbatrices, ne sont pas si mauvaises en soi, elles sont un legs de l’évolution, mais deviennent souvent inadaptées, donnant lieu à des réponses exagérées et ayant tendance à se chroniciser même quand il y a plus de stimulus extérieur les justifiant. Elles deviennent alors pathologiques.
Émotion rime avec déformation. En effet, ces émotions sont perturbatrices justement parce qu’elles déforment la perception de la réalité. Les thérapies cognitives insistent là-dessus et proposent des méthodes pratiques pour remettre en place, recadrer notre sens de la réalité. Pour prendre une image forte, ces émotions nous volent notre propre esprit, instant après instant. Elles ont tendance à pousser notre mental à faire constamment des bulles, à faire pousser des champignons géants comme dans « l’île mystérieuse » de Tintin… Pour percer ces bulles, une aiguille très utile pourrait être la constatation « seulement autant que ça » ou encore « seulement jusqu’à ce point ». C’était une sorte de mantra que conseillait Ajahn Chah et il faisait en même temps le geste du pouce et de l’index parallèles, comme pour montrer une quantité bien limitée. Effectivement, quand on ressent une douleur, on a tendance à croire qu’elle va augmenter indéfiniment, c’est ce qui fait peur aussi dans la perspective de la mort et des souffrances qui en général l’accompagnent. Cependant, ce n’est pas vrai, les douleurs ont leurs limites, si elles sont trop fortes, on perd connaissance ou on meurt, et avant cela, il y a bien sûr la possibilité de prendre des antalgiques adaptés. Il en va de même pour les sensations agréables et le plaisir. Nous sommes pris par le désir, nous pensons que sa satisfaction peut nous procurer un bien-être infini, mais ce n’est pas le cas. Nous expérimentons seulement un plaisir bien limité pour une durée bien limitée. Cette vision bouddhiste traditionnelle se rapproche d’un nouveau concept de neurologie, l’homéostasie cérébrale, qui a été bien mis en évidence dans l’ouvrage d’Ansermet et Magistretti Les énigmes du plaisir.iv Nous avons une ligne de base correspondant à notre niveau de bonheur intérieur, et notre cerveau a tendance à y revenir envers et contre tout, comme le sang fait revenir le taux de sodium ou de potassium régulièrement à sa ligne de base après l’intervention de stress externes ou internes. Les études de psychologie sociale montrent par exemple que les gens qui se marient sont plus heureux pendant un, deux ou trois ans, et ensuite ont tendance à revenir à leur ligne de base. Il en va de même pour ceux qui survivent au décès de leur mari ou de leur femme, ils sont plus malheureux pendant deux ou trois ans, et ensuite retrouvent leur ligne de base. Le véritable défi de la méditation et des psychothérapies est de savoir comment faire monter cette ligne de base de façon durable et stable dans le sens de plus de bonheur. C’est ce que nous a expliqué Richard Davidson dans son discours de conclusion sur le congrès ‘Méditation et sciences’ de Denver, où il nous présentait les pistes d’avenir dans ce domaine.
Le premier travail à effectuer face aux émotions perturbatrices, le plus urgent est de prendre position fermement, de cesser de se laisser entraîner par elles et d’appliquer les antidotes. Cela pourra être le contentement contre la tristesse, le courage contre l’anxiété, ou encore l’humour contre la colère. Avant de faire monter sa « ligne de base » dans le sens de plus de bonheur, il faut être capable déjà de remonter d’un niveau inférieur à la ligne elle-même.
Le Dalaï-lama, à la suite de la tradition Gelugpa, distingue deux phases concrètement : d’abord, une méditation analytique où l’on réfléchit sur les aspects destructeurs des émotions perturbatrices, pour en arriver à la conclusion raisonnable qu’il faut vraiment les éviter. Ensuite et dans la continuité de ce premier travail, on se fond en quelque sorte intuitivement et viscéralement dans les conclusions de la méditation analytique, on s’y identifie, afin qu’elles deviennent une part de nous-mêmes. Donnons un exemple : la publicité et la société de consommation mettent en avant et gonflent le sentiment érotique comme représentant le meilleur de la vie. Cependant, je peux donner une note de prudence qui vient de ma propre expérience de psychiatre. J’ai été à certains moments amené à enseigner la méditation dans une grande prison française, il y avait 800 détenus hommes, et les assistants sociaux m’ont dit que 70 % d’entre eux étaient là pour agressions sexuelles. Merci les hormones… Ce n’est pas tout de savoir ce genre de faits, il faut pouvoir les intégrer en nous-mêmes pour avoir, par exemple, un comportement plus avisé dans le domaine de la vie amoureuse.
L’explosion émotionnelle est la goutte qui fait déborder le vase, il est important donc de discerner clairement ce qui a pu remplir le vase, et les moyens de le vider. Ainsi, même si beaucoup de gouttes tombent dans le vase, il n’en débordera pas pour autant. Une autre manière, dont la méditation, peut aider à maîtriser les émotions, en ralentissant le mental : à ce moment-là, on peut décomposer le mécanisme qui mène à l’explosion émotionnelle alors que dans la vie courante, celui-ci va trop vite. Comme on dit, il n’y a pas de problème si complexe qu’il ne puisse être résolu par l’analyse. Le travail fondamental est donc de réussir à augmenter le délai entre le début d’envie de passage à l’acte et le passage à l’acte lui-même. Plus ce délai est grand, plus les chances de pouvoir choisir l’attitude juste seront grandes également. J’ai travaillé pendant 25 ans avec Swamî Vijayânanda, un médecin français qui a passé 60 ans en Inde et qui a médité en tout pendant 75 ans, dont 18 en solitude. Il insistait beaucoup sur cette notion de délai à augmenter, le Dalaï-lama en parle aussi. Cela nous mène à la partie suivante :
La lexithymie, ou sortir de l’analphabétisme émotionnel.
Certains sujets souffrent d’alexithymie, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent « lire » leurs émotions,
qu’ils n’arrivent pas à voir clair en eux dans ce domaine. C’est un symptôme fréquent par exemple chez les anorexiques, qui en particulier ne savent pas distinguer entre la satiété et la faim. Ce n’est pas qu’ils n’ont pas d’appétit du tout, mais qu’ils sont confus à ce propos. La méditation laïque de base correspond au fond à des cours d’alphabétisation émotionnelle. Pour cela, le retour à l’observation du corps et des sensations telles qu’elles sont est fondamental. Si l’on veut vaincre l’ennemi, il faut d’abord savoir où il est. De même, nous ne sommes pas submergés par les émotions, celles-ci prennent racine dans notre corps sous forme de tensions seulement à certains endroits bien précis. Si l’on prend par exemple le balayage du corps en vipassana, le travail de base consistera à identifier les localisations de ces tensions, qui sont à 80 % communes d’une émotion perturbatrice à l’autre, et ce dénominateur commun correspond, en fait, aux localisations du stress. Le second travail sera de remplacer la sensation d’une zone de tension par celle de la zone complémentaire d’à côté. Ce travail est à répéter pour chaque racine de l’émotion, et on pourra le synthétiser grâce à une image en disant qu’il consiste à « déplacer
l’arbre ». Il ne s’agit pas de le déplacer de beaucoup, juste de quelques centimètres, mais ce n’est pas si facile… Il s’agit de repérer d’avance les « zones gâchette » de chaque émotion, pour éviter « d’appuyer sur la gâchette » et de tuer quelqu’un si on a la malchance d’avoir une arme à feu dans la main, et au même moment d’être en face d’une personne qui vous met vraiment en colère. Le travail revient à désensibiliser ces « zones gâchette ». Pour cela, il est utile de savoir qu’il y a deux types de réactions perturbatrices : celles émotionnelles sont rapides, celles de ce qu’on appelle les états d’âme sont plus lentes, et peuvent durer plusieurs heures, voire plusieurs jours.
Ces méthodes peuvent être enseignées au public, je l’ai fait pour des milliers de personnes que j’ai eues en stage depuis une vingtaine d’années, y compris régulièrement avec de vrais débutants en méditation. Bien sûr, ils ne saisissent pas tout de l’exploration intérieure avec un travail d’un week-end, moi-même je ne saisis pas non plus de toute façon, mais ils expriment régulièrement leur reconnaissance d’avoir découvert un monde nouveau. Certains se mettent à pratiquer régulièrement même après un seul week-end d’initiation. Le travail qui se fait dans ce genre de stage de formation de façon privée devrait être étendu à l’école, aux hôpitaux, et aux consultations externes de médecine et de psychiatrie.
Il n’y a pas lieu d’avoir peur de la notion de contrôle émotionnel, car elle est bien différente du refoulement. Elle vient d’un dédoublement et d’une reconnaissance du problème en pleine conscience. Les Tibétains racontent l’histoire d’un voleur professionnel qui était arrivé chez un ami. Celui-ci l’a laissé seul dans le salon pendant quelques temps, et le voleur s’est aperçu que sa main droite se portait automatiquement sur l’objet le plus précieux de la pièce pour le dérober. Mais cette fois-ci, il a pu réagir à temps et a attrapé sa main droite avec sa main gauche en se mettant à crier : « Au voleur, au voleur ! » Tous les contrôles de soi ne sont pas des preuves de névrose obsessionnelle, et tous les dédoublements n’indiquent pas la schizophrénie. Ces deux traits représentent, en fait, le moteur même de l’évolution intérieure, et leur forme pathologique n’en sont que des déviations plutôt éloignées.
Nous avons vu dans cette partie comment stériliser les semences des émotions négatives, examinons maintenant comment faire pousser les semences de nos qualités positives.
Cultiver nos valeurs intérieures fondamentales
Il est important de ne pas rester au niveau d’une morale négative qui ne serait faite que d’interdits et de « ne pas ». Tout un travail doit être effectué pour développer nos qualités. Nous pouvons en détailler quatre, pour nous donner des points de repères : la tolérance, le contentement, l’autodiscipline et la générosité.
1) La tolérance
Notons dès le départ qu’il ne s’agit pas de lâcheté, mais plutôt d’accepter les choses telles qu’elles sont pour avoir déjà une base réaliste permettant de décider ultérieurement du cours de notre action. Quand on s’entraîne aussi à accepter sa propre souffrance, qu’elle soit physique ou psychique, on développe l’empathie et une perception plus fine de ce que peuvent vivre les autres. De façon encore plus fondamentale, il s’agit non seulement de tolérer, mais d’accepter pleinement la réalité telle qu’elle est. C’est en fait la sagesse suprême. Mâ Anandamayî parlait de cette acceptation avec une formule toute simple en bengali ja ta ou en hindi jo ho jaya, « que ce qui est soit ! ». Cette acceptation permet de nous reposer directement sur la base de tout, ce que Nagârjuna appelle le dharmadhatu. Dhatu peut signifier ‘élément’, mais aussi le ‘métal’, ce qui s’extrait par fusion de la
roche à laquelle il est mêlé au départ. De même, quand on atteint un certain niveau d’énergie, de feu intérieur, on extrait l’élément précieux, l’or de l’absolu à partir du monde où il est présent, mais comme mélangé dans un minerai. Dharma signifie ‘objet’, atteindre le dharmadhatu, c’est donc extraire l’or de ce minerai que sont les objets. On peut remarquer aussi que les deux mots contiennent la racine dha, qui signifie « le support ». Se relier à l’absolu en tant que dharmadhatu, c’est donc se relier au Support du support.
2) Lecontentement
Le mot tibétain pour désigner cette vertu est chog-shé, littéralement « savoir-assez »
c’est-à-dire savoir quand on a assez, être conscient de la bonne limite. Ce mot en est venu à désigner l’absence d’avidité et la modération. Un proverbe tibétain dit : « A la porte du riche (qui est dans un état mental misérable) est assis un mendiant qui nage dans le contentement ! » Le contentement est l’antidote exact, indispensable, aux poisons répandus dans la société de consommation. Bien sûr, il faut distinguer la sagesse individuelle qui tend à se contenter de peu, de la justice sociale collective où la pauvreté doit être combattue de toute façon. Il faut aussi distinguer les richesses matérielles, où l’on désire peu, des richesses spirituelles, qu’il est bon de désirer en abondance.
Techniquement, le contentement provient pour beaucoup d’une bonne capacité de relaxation directe, un lâcher prise, une possibilité d’ouvrir ce « poing dans le cœur » qui est fermé par la colère ou l’avidité. Deux autres méthodes sont moins connues et viennent du râjayoga. Déjà, percevoir les courants de sensations qui viennent de gauche et de droite ; pour cela, on peut avoir les pouces qui se touchent dans la position habituelle de méditation, et les transposer en pouces de lumière, les pouces ressentis dans des centres importants du corps, cela peut être par exemple le centre du front ou celui du cœur. A ce moment-là, l’union des courants, gauche et droite, formera un mariage intérieur qui nous procurera rapidement une satisfaction et une stabilité profonde. Une autre méthode vient du svara-yoga, une partie du râjayoga ; il s’agit tout simplement de sentir que la narine fermée s’ouvre. Comme la fermeture du « poing dans le cœur », celle de la narine est reliée à la colère ou à l’avidité, son ouverture développera donc la patience et le contentement.
3) L’autodiscipline
Elle doit venir de l’intérieur et être pratiquée avec joie, en comprenant pleinement ses bénéfices à court et à long terme. L’autodiscipline est pareille aux rives du canal, qui font que l’eau ne se disperse pas en pure perte et qu’elle peut aller là où elle sera utile pour irriguer les terres ou désaltérer les personnes.
4) La générosité
La générosité matérielle est bonne, mais l’essentiel est le développement de la générosité du cœur. Souvenons-nous aussi que sans celle-ci, il n’y a pas de pardon possible. La joie de donner est croissante, plus on donne, plus on a de la joie à donner. De plus, il n’y a pas besoin d’être milliardaire pour offrir un compliment, un mot gentil, un avis utile ou même tout simplement, donner un peu de son temps.
Ted Turner est un milliardaire qui possède de grands médias américains, comme le Times, etc. Un très beau jour, il a donné un chèque d’un milliard de dollars aux Nations
Unies pour les aider dans leur travail humanitaire. On est allé demander à un autre américain aussi riche que lui s’il ne pouvait pas faire lui aussi un petit quelque chose. Il a répondu de façon très émotionnelle : « C’est merveilleux ! C’est magnifique ce que Ted Turner a accompli, et en fait, cela me stimule à travailler encore plus pour gagner encore plus d’argent et pouvoir enfin donner, un jour, comme il donne ! » L&am